Des écoliers de la Goutte d'or, Paris. - Michael Zumstein / Oeil public pour Télérama

 Source : Télérama

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Le verdict est sans appel : « Le poids de l'origine sociale des élèves sur leurs performances est près de deux fois plus fort en France qu'en Islande, en Finlande ou en Corée du Sud, expliquent les sociologues Christian Baudelot et Roger Establet dans L'Elitisme républicain. Les enfants d'origine populaire sont davantage pénalisés à l'école en France que dans d'autres pays. »,

Quand on y pense, il n'a pas tort, Jamel Debbouze : « Un Arabe à la tête du musée du Louvre, ça fait rêver... mais quelle utopie ! » Il a lâché ça un soir de mai où l'on fêtait le mariage de la culture et de la diversité, sur la scène du Théâtre du Rond-Point, à Paris. Tout ce que la République compte d'huiles politiques – Jacques Chirac, Xavier Darcos, Rachida Dati, Michel Barnier, Fadela Amara – faisait brochette au premier rang. Jamel a rajouté le vinaigre. Parce que la France – et d'abord ses élus – a beau répéter depuis trente ans que la lutte contre les inégalités devant le savoir et la culture est une priorité, elle échoue, réforme après réforme, à combler l'écart entre une « élite » majoritairement issue des classes aisées et des élèves en difficulté venant des familles les plus démunies. Le verdict est sans appel : « Le poids de l'origine sociale des élèves sur leurs performances est près de deux fois plus fort en France qu'en Islande, en Finlande ou en Corée du Sud, expliquent les sociologues Christian Baudelot et Roger Establet dans L'Elitisme républicain. Les enfants d'origine populaire sont davantage pénalisés à l'école en France que dans d'autres pays. »

Sait-on que les fils et filles de cadres supérieurs ont 2,9 fois plus de chances que les enfants d'ouvriers d'avoir le

 

 bac et huit fois plus d'obtenir un bac S ? Qu'ils sont quatre fois plus représentés à l'Ecole nationale d'administration (ENA) qu'ils ne le sont dans la population active – et les enfants d'ouvriers huit fois moins ? Que 84 % des élèves des sections pour jeunes en difficulté au collège sont issus des catégories sociales défavorisées ? Oui, on sait tout cela : il y a quarante-cinq ans, Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron soulignaient déjà, dans Les Héritiers, le rôle primordial de l'origine sociale dans la réussite des étudiants. Quatre décennies plus tard, l'école républicaine n'a toujours pas mis fin à la ségrégation sociale. Un fiasco que Carole Diamant, professeur de philosophie au lycée Auguste-Blanqui de Saint-Ouen et pionnière des fameuses conventions que Sciences-Po a passées avec les lycées des Zones d'éducation prioritaire (ZEP), a du mal à digérer : « C'était une belle idée, l'école républicaine égalitaire de Jules Ferry... mais une idée faite pour la société qui l'a vue naître, à la fin du XIXe siècle. La société a changé, l'école n'a pas suivi. Aujourd'hui, elle fait encore semblant de croire à l'égalité des enfants, mais je n'y crois plus. Car elle produit la pire des attitudes discriminatoires : la discrimination des enfants à 5 ans, à 7 ans ! » C'est vrai : les écarts de niveau scolaire suivant l'origine sociale sont déjà importants à l'entrée au CE2.

Vite, des coupables ! Et d'abord les profs, fermés aux réformes ; et les parents, qui contournent habilement les contraintes de la carte scolaire ; et puis les ministres, de gauche comme de droite, incapables de trouver la clef ; et bien entendu les familles d'immigrés, pas fichues de parler français à la maison. N'oublions pas les programmes, in­adaptés à notre société, ni ladite société, qui fait passer les forts en thème pour de méchants losers dans les cours de récré. Tous coupables ? « La situation est trop grave pour qu'on puisse dire simplement : "C'est la faute du ministre" ou de qui que ce soit d'autre, répond Christian Baudelot. Le premier responsable, c'est d'abord un état d'esprit : cette certitude bien française qu'on a toujours raison contre tous, qui nous conduit à refuser le jeu des comparaisons internationales parce que celles-ci nous sont défavorables et nous empêche de changer de cap. » Rigide, la France. Première en rhétorique mais passable en travaux pratiques. Ça se voit sur son bulletin : « Les résultats [...] ne sont pas brillants, poursuit Baudelot. Non seulement la France compte un taux très élevé de jeunes en échec, mais elle ne parvient pas à fournir des élites assez étoffées pour répondre aux besoins de la nouvelle donne économique. En somme, elle n'est ni juste ni efficace. »

Les universités françaises n'accueillent
aujourd'hui que 11 % d'enfants d'ouvriers
contre 30 % de cadres supérieurs.

Le jugement est dur. La sécheresse des statistiques ne rend évidemment pas compte des moyens humains et financiers engagés depuis trente ans pour réduire les inégalités dans les zones sensibles. Des moyens encore renforcés ces dernières années, soutient l'entourage de Xavier Darcos – avec « plus de 1 million d'euros donnés aux ZEP en sus des montants standards reçus par tous les établis­sements du secondaire ». Ce qui se traduit par « des classes avec moins d'élèves et des enseignants mieux payés, bref des mesures qui visent à rééquilibrer les chances des élèves issus de milieux défavorisés ». D'autant que se greffe « la volonté d'attaquer le mal par la racine – les petites classes – en offrant aux écoliers en difficulté deux heures hebdomadaires de remise à niveau ». Fort bien. Mais combien pèsent ces mesures, auxquelles s'ajoutent d'ailleurs d'autres réformes intéressantes, comme l'enseignement de l'histoire des arts dès le primaire ? Les inégalités, en effet, pèsent un âne mort. Simple question : les universités françaises n'accueillent aujourd'hui que 11 % d'enfants d'ouvriers contre 30 % de cadres supérieurs : peut-on réduire l'écart ? De combien, et en combien de temps ? On ramasse les copies dans trois heures.

L'école a, bien sûr, des circonstances atténuantes : « C'est injuste de balancer en vrac cet échec, en le comparant au prétendu "âge d'or" d'une école qui intégrait tout le monde, déclare Nathalie Broux, professeure de français au lycée Jacques-Feyder d'Epinay-sur-Seine. Quand on compare, il faut le faire "toutes choses égales par ailleurs". Or, il a bien changé, en cinquante ans, le fils de paysan transformé en cadre par son instituteur. Il y a eu la décolonisation, l'immigration, le rétrécissement comme peau de chagrin de l'agriculture et de l'industrie, et la volonté d'amener 80 % d'une classe d'âge au bac. On est dans un autre monde... » Sans doute. Mais « toutes choses égales par ailleurs », affirment Baudelot et Establet, d'autres pays font mieux que la France. La Finlande, par exemple, ou la Corée du Sud. Des pays qui ont fondé leur enseignement sur une philosophie et des méthodes qu'on ne peut sans doute pas importer en bloc, mais dont on pourrait mieux s'inspirer. En Finlande, les élèves sont moins nombreux dans les classes et ne sont pas jugés les uns par rapport aux autres mais toujours par rapport à eux-mêmes. Et quand un écolier décroche, il est pris en main individuellement, remis en selle sans attendre. Le système scolaire français, lui, repose sur l'idée qu'il faut sélectionner les élites le plus tôt possible, en notant, en classant, en faisant redoubler. Le redoublement ? « Il amplifie les inégalités sans améliorer les résultats », tranchent les auteurs de L'Elitisme républicain. Et l'évaluation précoce enfonce les écoliers en difficulté. La France rattrape-t-elle au moins, par une élite brillante et nombreuse, le volume inquiétant de l'échec scolaire ? « Hélas, trois fois hélas ! Il n'en est rien », regrettent Baudelot et Establet. La faute à « une société où l'on continue de croire que les intérêts de l'élite ne sont pas ceux de la masse, alors que, partout ailleurs, tout porte à penser que l'élite est bonne, novatrice et abondante si la masse est bien formée, et l'échec, le plus rare possible ».

« Pourquoi voudriez-vous qu'un personnel politique issu du sérail, distingué par le système de sélection et de classement qui prédomine ici, ait le courage de remettre en cause ce système qui l'a fait roi ? demande Nathalie Broux. Les ministres, les inspecteurs généraux se sont battus pour sortir du lot grâce aux concours, ils ne voient pas ce qui cloche fondamentalement avec la machine. Du coup, l'école, qui fabrique de la conformité sociale et intellectuelle (même si elle ne fait pas que cela !), n'a jamais repensé son propre code, ses compétences, son mode de recrutement. J'ai signé pour quarante-deux ans sans qu'on me demande pourquoi j'avais envie d'être prof ou comment je voyais les ados. Vous connaissez d'autres métiers où ça arrive ? » Peu de professeurs semblent croire au grand soir ou à l'homme providentiel pour en finir avec les inégalités. Au fil des réformes apparaît l'image d'« un navire sans capitaine qui menace sans cesse de couler, faute de gouvernail, lâche Carole Diamant, avant d'ajouter : Dans ce presque naufrage, on trouve pourtant des centaines d'individus qui refusent de sombrer. Chacun à leur manière, ils donnent des petits coups de rame qui permettent d'éviter l'iceberg. Et c'est bien comme cela que le "système" sera transformé : de l'intérieur, à petits coups de rames, et non de l'extérieur, par une "révolution". Les bonnes volontés ne manquent pas. »

“La France n'est pas la Suède, qui s'est fixé
l'égalité des chances pour principe
il y a trente ans et n'en a plus bougé.”

Les barreurs non plus, qui cherchent de nouvelles voies pour sortir les plus fragiles de la galère scolaire. Façon Richard Descoings, directeur de Sciences-Po, qui fut un des premiers à croire qu'on pouvait marier justice et efficacité. Ou à la manière d'une école de commerce comme l'Essec, avec ses programmes de tutorat « Pourquoi pas moi ? », et de dizaines d'autres écoles aujourd'hui, qui donnent un coup de pouce aux enfants issus de quartiers sensibles. Partout, ça bouge. Mais ces programmes bénéficient surtout aux meilleurs élèves et n'empêchent pas cent cinquante mille adolescents d'être éjectés chaque année du bateau sans diplôme ni qualification... et souvent sans comprendre ce qu'il leur arrive : « A l'école, soit tu es apte, soit on te marginalise, juge David, étudiant à l'Ecole de la deuxième chance, à Paris. Moi, j'étais un peu trop dans mon monde pour me plier aux rythmes et aux méthodes de travail imposés au collège, et je me suis vite senti dériver. A la fin de la troisième, on m'a proposé de rejoindre un lycée technique, ce qui n'avait jamais été mon désir. Jamais on ne m'a proposé de méthodes adaptées à ma façon d'être et d'apprendre. » Jusqu'à ce qu'il entre à l'Ecole de la deuxième chance (E2C). Une fondation créée en 1997 par Edith Cresson, alors commissaire européenne chargée de la science, qui aide près de cinq mille jeunes à s'intégrer professionnellement et socialement. Avec une approche radicalement différente : « Puisqu'on recueille les "ratés du système", c'est-à-dire ceux que l'institution scolaire a exclus avec ses méthodes propres, autant explorer d'autres façons de faire », explique Olivier Jospin, directeur de l'E2C de Paris. Ici, on pratique le parcours individualisé en maths, français et informatique. Et l'on est attentif à la singularité de chacun, « parce que tous les élèves ont une histoire compliquée, raconte Jospin. En entrant ici, ils nous disent : "Ne faites pas comme les autres, ne me discriminez pas. Comprenez le milieu d'où je viens - l'absence de bibliothèque dans l'appartement de mes parents ou même de bureau où je puisse travailler" ».

Bibliothèque ? Bureau ? Visites de musée le week-end ? Il y a quarante ans, Bourdieu et Passeron ont donné un nom à tout cela : le capital culturel. Un capital « qui dote très tôt l'enfant de prédispositions à l'apprentissage scolaire », rappelle Christian Baudelot, et qui se révèle plus important encore que les revenus du foyer dans la réussite à l'école. D'une famille à l'autre, le fossé est cruel. Et l'école ne parvient pas à le combler : « C'est peut-être même là que s'exerce la plus grande violence symbolique, regrette Nathalie Broux. Pour nos élèves, la "culture" est souvent synonyme de coutumes ou de folklore, et celle dont nous parlons – et comme l'entend Télérama – est un "truc trop bizarre", comme ils disent, bourgeois et parisien. Ils n'osent pas se l'approprier. Mon défi est justement qu'ils la considèrent comme la leur. Et pour cela ils doivent être initiés, comme je l'ai moi-même été. » Nathalie Broux dispose, dans cette délicate entreprise, du soutien de la Fondation Culture et diversité, qui dresse des ponts entre les collégiens de ZEP (cent dix établissements concernés, tous choisis par l'Education nationale) et les métiers de la culture, grâce à des partenariats avec la Femis, l'Ecole du Louvre, les écoles supérieures d'art... Il faut d'abord informer. « Pour mille raisons - à commencer par l'autocensure -, la plupart des élèves ne connaissent même pas l'existence des écoles ouvrant aux professions culturelles, explique Eléonore de Lacharrière, chargée de mission à la fondation. On vient donc leur expliquer ce qu'on y fait, comment se passe le concours et quels sont leurs débouchés professionnels. » Viennent ensuite les stages « égalité des chances », six jours pris sur les vacances scolaires, qui permettent aux ados de se familiariser avec les codes de cet univers et de multiplier ainsi leurs chances d'y accéder.

Comme Fimalac, la société de notation boursière d'où émane Culture et diversité, plusieurs entreprises ont décidé d'investir dans la (ou les) cité(s). Un engagement pas forcément désintéressé, puisque ces dons font l'objet d'une défiscalisation. Qui fleure bon le paternalisme chrétien et la mauvaise conscience d'une société plus dure que jamais, jugent certains ; et qui sont bien la preuve que l'Etat se décharge de ses devoirs - y compris scolaires - sur le privé, soulignent d'autres. Pourtant, des conventions ZEP aux Ecoles de la deuxième chance, du Paris de la diversité aux ateliers Culture et diversité, et des coups de rame des profs de ZEP aux coups de gueule de Jamel Debbouze, une chaîne se dessine. Une rumeur face au scandale des inégalités. Des actions individuelles ou collectives, fatiguées des vains refrains sur l'Ecole de la République entonnés par chaque nouvelle majorité. Le consensus enfin sur la question scolaire ? « La France n'est pas la Suède, qui s'est fixé l'égalité des chances pour principe il y a trente ans et n'en a plus bougé », explique Nathalie Mons, experte auprès de la Commission européenne sur les méthodes d'analyse internationale des politiques éducatives. Mais ces rameurs souquent ferme. Et pourraient bien, à force de lutter contre des courants injustes, sortir l'école du pot au noir.

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Olivier Pascal-Moussellard

Télérama n° 3102

A lire
L'Elitisme républicain,
de Christian Baudelot et Roger Establet, éd. du Seuil, 118 p., 10,50 €.
Les Héritiers, de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, éd. de Minuit, 192 p., 11,90 €.
Les Nouvelles Politiques éducatives : la France fait-elle les bons choix ?, de Nathalie Mons, éd. PUF, 202 p., 19 €.

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