Entretien avec Christian Gautellier, directeur de la mission " Enfants, écrans, jeunes et médias " des Ceméa (Centres d'entraînement aux méthodes d'éducation active), vice-président du Ciem (Collectif interassociatif enfance et média).

La Santé de l'homme : Vous vous êtes opposé, il y a quelques semaines, au projet de la chaîne Baby first. N'existe-t-il pas une autre chaîne destinée aux bébés ?

Christian Gautellier : Oui : le lancement de cette seconde chaîne destinée aux bébés a, effectivement, suscité une prise de position de notre part appuyée d'ailleurs, et nous nous en réjouissons, par un avis allant dans ce sens de la direction générale de la Santé le 16 avril dernier...., Je vois, à travers cette médiatisation, la preuve que les réflexions que nous avons engagées, il y a maintenant des années, sur les relations entre les médias et la santé ont permis de donner une certaine ampleur à ce sujet. Quand je dis " nous ", il s'agit bien des associations professionnelles de pédiatres, pédopsychiatres, psychomotriciens, éducateurs de jeunes enfants, associations éducatives, de et familiales représentées au Ciem. Baby TV, la première des chaînes de même nature, a pris naissance, il y a plus d'une année. Elle avait été lancée d'une manière moins agressive, plus discrète, sur un concept de temps d'antenne différent. Sans doute, avons-nous été surpris qu'une télévision cible des bébés de 6 mois. Nous avons continué à travailler et à faire entendre nos arguments.

S. H. : Cet avis négatif s'appuie-t-il sur des études précises, des analyses ou sur des positions de principe ?

Des études précises sont de plus en plus disponibles. Et, c'est important, nous remarquons qu'elles vont dans le même sens. Je citerai les travaux de Dimitri Christalis et de Fréderic Zimmerman (1, 2) qui sont, selon moi, très en pointe dans la recherche sur les médias et la santé des jeunes enfants. Nous allons d'ailleurs essayer de les faire venir en France en décembre pour avoir une confrontation d'idées. L'originalité de leurs études est dans le suivi de bébés de moins de 3 ans, exposés très fortement à des écrans. Ces enfants ont été observés durant des années parallèlement avec d'autres qui, eux, n'avaient pas été soumis aux effets de la télévision. Ces travaux complètent d'autres études, notamment menées en Allemagne, sur des enfants de 4 à 5 ans. Celles-ci sont basées sur des analyses des représentations que se font ces enfants de leur corps, de ce qui les entoure… Nous constatons que très peu d'enfants confrontés à des images à la télévision, ont une représentation corporelle d'eux-mêmes ou d'un adulte conforme à la réalité. Les représentations sont souvent difformes : trois bras, deux têtes… Et puis, nous le savons, même s'il y a silence là-dessus, aux États-Unis, les organisations professionnelles, en particulier celles des pédiatres, ont pris fermement position pour déconseiller, voire interdire la télé pour les jeunes de moins de 2 ans. Ces études convergentes existent et sont à la disposition de tous. Nous demandons d'ailleurs, puisque des interrogations subsistent, que des moyens soient mis à disposition des équipes de recherche pour que nous puissions nous appuyer plus fortement sur des observations tangibles.

S. H. : Vous réclamez l'application du principe de précaution. Vous souhaitez un débat public. Pourquoi ?

Nous avons aussi des convictions. Nous pensons qu'aucune demi-mesure ne peut répondre au risque grave de nuisance pour la santé des bébés que représentent ces chaînes. Le principe de précaution est, à nos yeux, très important. Je rappelle d'ailleurs qu'il est inclus, maintenant, dans la Constitution. S'il y a un doute, je pense qu'il est nécessaire de le mettre sur la place publique et, ainsi, tout faire pour éviter de se retrouver, comme pour l'amiante, le tabac ou pour certains dossiers touchant à la santé, dans dix ans, avec un problème non résolu. Nous plaidons notre responsabilité de professionnels d'éducation, de santé, celle de . C'est donc de notre responsabilité de dire qu'il y a un certain nombre d'études dont les conclusions vont dans le sens d'un risque pour le développement de l'enfant.

En tant qu'éducateur, j'ajouterai qu'au niveau des statistiques de développement cognitif des enfants (processus par lesquels un être vivant acquiert des informations sur son environnement, Ndlr), nous savons bien que certaines activités correspondent à différents niveaux d'âge. À 6 mois, la télévision n'est pas une activité fondamentale. Elle présente même des risques pour le cerveau. Non, l'usage de l'écran ne peut s'envisager - et encore, de manière équilibrée et entourée d'activités motrices plus relationnelles avec des approches conceptuelles - qu'à partir de 3 ou 4 ans. Là, nous sommes dans une démarche éducative.

S. H. : Comment les professionnels de la télé, les concepteurs et producteurs de contenu reçoivent-ils vos arguments ?

Nous sommes dans une relation de dialogue et les choses ne peuvent se faire autrement. Mais concernant ces chaînes télé pour bébés, je pense que nous avons franchi la ligne jaune. Nous savons bien que les industriels du contenu, comme nous les appelons parfois, se préoccupent depuis fort longtemps de programmes adaptés à des tranches d'âge définies. Mais depuis quelques années, nous constatons des logiques de ciblage, qui s'adressent de plus en plus tôt aux enfants : soit de manière directe à travers la publicité mais ce n'est pas le cas pour les chaînes Bébé, soit de façon indirecte par rapport aux produits dérivés, y compris la quête de fidélisation où nous retrouvons la cible " enfant ".

Ce constat est identique si nous regardons des productions diverses pour enfants de 2 à 3 ans existant sur le marché comme des CD-Rom, des vidéos, ou des programmes disponibles sur ordinateurs. Nous avons donc essayé de sensibiliser les auteurs et les éditeurs. Nous avons réussi à poser le problème sur le fond en termes de développement éducatif, cognitif des très jeunes enfants, en évitant progressivement l'image qui nous était accolée par le passé de porteur d'interdits. Aujourd'hui, ce n'est plus le problème du contenu qui est immédiatement posé. C'est bien d'abord celui de l'exposition à des images.

S. H. : Vous évoquez la notion de risque pour le développement cognitif de l'enfant. Y a-t-il, selon vous, un risque présumé de dépendance ?

Très clairement, nous parlons de quoi ? D'un moment dans la vie où l'enjeu pour l'enfant va être de, progressivement, se séparer de la mère. La dépendance s'installe quand le bébé trouve un refuge dans cette sorte de chaleur produite par l'image. Que se passera-t-il plus tard quand, devenu adolescent, il sera en difficulté relationnelle ? Aura-t-il besoin en permanence d'un écran pour se sécuriser ? Nous savons que l'addiction à l'écran, aux jeux vidéo, touche certains adolescents en recherche d'un monde persistant. La responsabilité de certains programmes est avérée. L'outil média a aussi sa part de responsabilité. Je parle d'outil car nous pourrions évoquer le cas de la téléphonie mobile, par exemple, qui lui aussi se transforme maintenant en écran. Nous n'avons pas encore vu l'effet de la " télé bébé " quinze années après. Comment allons-nous les retrouver ? 
Comme éducateur, j'ajouterai que des corrélations sont observées dans le domaine de l'attention.

Le média capte l'attention de l'enfant. Certaines études américaines évoquent la notion d'hyper attention reposant sur la recherche de stimulation permanente, proposant à l'enfant sur des temps courts une consommation d'images flashes, façon zapping... Nous sommes à l'opposé d'une démarche éducative, plus en profondeur. Cette " deep attention " ou " attention en profondeur ", doit permettre une vraie acquisition de connaissances et ainsi construire une démarche critique, avec la prise de distance nécessaire à toute compréhension.

S. H. : D'autres risques attribués aux médias appellent-ils, de votre part, une vigilance particulière ?

Il y a, bien sûr, tous les risques qui sont liés aux contenus des programmes et qui peuvent laisser un certain nombre de traces. Nous avons parlé du principe de précaution, nous réclamons aussi la vigilance. Il y a des incertitudes sur le téléphone mobile, notamment sur un risque potentiel dû à l'exposition des ondes. Nous estimons, à ce sujet, que l'objet téléphone mobile peut correspondre à des stades de développement et de socialisation de l'enfant entrant au collège, par exemple. Nous recommandons qu'il n'y ait pas d'offre de produits spécifiques pour les jeunes enfants. Cet équilibre est actuellement maintenu en France. L'Association française des opérateurs mobiles (Afom), avec qui nous discutons, s'est engagée, en relation avec le ministère de la Santé, à ne pas avoir de politiques commerciales en ce sens. Le risque est pourtant à nos portes. Avant Noël, des sociétés espagnoles ont proposé des produits plus proches du jouet, avec trois ou quatre fonctions pour des jeunes enfants de 4-5 ans. Il faut réclamer cette vigilance car, en ce domaine, les chiffres des enfants de 6 à 10 ans possédant un téléphone mobile atteignent chez nous 25 %. En Angleterre ou en Italie, par exemple, ils sont deux fois plus nombreux.

S. H. : Et sur Internet, portez-vous un regard particulier ?

C'est un peu la même chose. Tant que les adolescents n'ont pas acquis une autonomie, qu'ils n'ont pas eu les moyens d'avoir une éducation critique, c'est-à-dire une éducation au choix, nous devons être vigilants. Nous pensons, et c'est le rôle du Ciem, qu'un travail d'éducation et de formation doit être proposé aux qui le souhaitent. 
Sur les objets numériques, il y a une espèce de fascination, du reste bien entretenue par les opérateurs. Les familles ont leur mot à dire. Mais toutes les études le démontrent, peu de jouent le rôle d'éducateurs face aux médias et ainsi accompagnent leurs enfants dans cet univers particulier. C'est la raison pour laquelle nous sommes pour toute recherche de convergences entre les pouvoirs publics qui ont leur rôle de régulation, les industriels et les associations.


S. H. : Néanmoins, vous écrivez (3) qu'" une politique seule de protection ne suffit pas ".Vous souhaitez " des actions d'éducation aux médias diversifiés, inscrites dans un projet global ". Vous prônez " une éducation au regard ". Pourquoi ?

L'image est partout. Et son caractère nomade correspond à l'usage multifonctionnel que les médias, dans leur ensemble, proposent. L'éducation au regard permet de décoder un certain nombre de représentations. Elle permet de comprendre l'environnement et aussi d'appréhender la notion de protection, ce droit à l'image qu'il est, selon moi, indispensable de donner aux enfants assez tôt. L'éducation au regard est aussi indispensable pour la formation de l'individu que l'éducation au goût, la quête du sens de l'alimentation. Nous travaillons sur la diététique des écrans, c'est-à-dire l'esthétisme des images. Cela permet de faire réfléchir sur la notion des émotions relatives au sens de l'image. C'est particulièrement vrai sur le sujet de la violence. C'est également vrai sur la découverte de la beauté, de l'esthétisme. Mais, bien sûr, sans occulter le lien avec le contenu.

Cette éducation au regard nous apporte, aussi, nos propres réflexions en matière de méthodes. Pour simplifier, nous disons que pour casser le côté passif de l'image, il faut mettre les enfants en situation de créer leurs images. Le téléphone mobile avec sa faculté de capter de l'image, de la consommer, est-il un média ? Et comment l'utiliser ? La technologie proposée est de plus en plus simple. Blogs, photos, vidéos, portables… Le travail sur le regard est un outil pour le récepteur, une éducation citoyenne.

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