Par Melinda Marchese

Surstimulée et bombardée d’informations, la jeune génération n’a plus le temps de s’ennuyer et vit sous tension. La difficulté à gérer cette pression affecte sérieusement les plus vulnérables. Enquête.

«Des fois, je ne sais plus où donner de la tête. Pourtant, je planifie bien ma semaine.» Et son planning, Amélie, 13 ans, le connaît par cœur. «J’ai la gym le mardi et le jeudi, les cours d’anglais le mercredi et je vais nager un week-end sur deux, quand je suis chez mon père.»

Sans oublier que, le lundi et le mardi, elle déjeune «chez mamie» et, les autres jours, soit à la cantine, soit chez une copine. «Mes  m’ont permis de choisir ces activités et j’ai du plaisir à les faire, ditelle avec assurance. Mais, si je commence tard mes devoirs, je finis par m’endormir sur mes cahiers!»...,

Les réflexions de cette jeune écolière genevoise, «une excellente élève, pleine de bonne volonté», précise sa maman, assistante de direction, reflètent une situation toujours plus fréquente chez les enfants et les ados: leurs emplois du temps sont surbookés.

Des cours de langues et de musique aux activités sportives, une grande majorité des jeunes , influencés par la culture très en vogue du «baby Einstein», encouragent leur progéniture à acquérir des connaissances – et à être la meilleure – dans un maximum de domaines.

«On constate un mouvement qui incite un développement cognitif avancé chez l’enfant, explique le pédopsychiatre Daniel Schechter, responsable de l’Unité de liaison et de recherche -enfants aux Hôpitaux universitaires de Genève. Par des activités extrascolaires ou par des jeux destinés à stimuler l’apprentissage, les  espèrent que leurs enfants apprendront à lire plus tôt que la normale ou à parler plusieurs langues.

Toutefois, au-delà de l’aspect cognitif, un enfant ou un adolescent a aussi besoin de se développer d’un point de vue socioémotionnel. Un décalage entre les deux risque de nuire à son bien-être.»

C’est ce qui arrive quand un enfant passe son temps libre à suivre des cours, plutôt qu’à jouer librement avec ses copains. D’où la nécessité, pour les enseignants et la famille, de ne pas négliger le développement émotionnel des bons élèves. «On peut obtenir des notes très satisfaisantes, mais avoir du mal à s’intégrer auprès de ses camarades et ne pas manifester beaucoup de bonne humeur.»

Des attentes trop élevées. C’est à l’ que la quête de la performance commence. «Autour de l’âge de 12 ans, selon les cantons, les écoliers sont orientés; leurs résultats finaux détermineront dans quelle section ils continueront leur formation secondaire, c’est une période très stressante pour eux, observe Isabel Pérez, enseignante et conseillère pédagogique indépendante à Lausanne.

Dans le cadre de coaching scolaire, je rencontre des  qui donnent des exercices supplémentaires à leurs enfants pour s’assurer de leur réussite. Plusieurs écoliers me disent que leurs  ne relèvent que les mauvaises notes, et très peu les bonnes. On sent chez eux une véritable envie de ne pas décevoir.» Le risque de cette surstimulation? «L’enfant peut faire un blocage, voire manifester du dégoût vis-à-vis de l’

En 2002, une étude réalisée par l’Institut de psychologie de Berne et l’Institut universitaire de médecine sociale et préventive de Lausanne (IUMSP) relevait déjà que, «chez les 16-20 ans, près de la moitié des filles (48%) souhaitent de l’aide pour résoudre des problèmes de stress et de nervosité (contre 28% pour les garçons)». On a du mal à imaginer que la situation se soit améliorée depuis.

«Ces chiffres sont toujours d’actualité, confirme Pierre-André Michaud, médecin chef de l’Unité multidisciplinaire de santé des adolescents du CHUV. Le contexte socioéconomique actuel (la crise financière, le chômage, les menaces sur l’environnement…) dont la jeune génération entend constamment parler, suscite chez elle une profonde incertitude quant à son avenir professionnel et celui du monde en général.»

Chloé, 11 ans, en fin de cycle primaire à Rolle, dit beaucoup réviser «pour réussir dans la vie. Entre copines, on discute de nos emplois du temps, on essaie de trouver des trucs pour prendre de l’avance sur nos révisions et nos devoirs, pour ne pas être trop stressées à l’approche des tests finaux.» Ces angoisses se renforcent au cours de l’adolescence.

Pierre-Yves Aubert, directeur adjoint au Service de santé de la jeunesse du canton de Genève, constate que, lors des cours d’éducation à la santé pour les 12-15 ans, la préoccupation du stress est très rapidement évoquée, juste après la sexualité. «A la fin de la scolarité obligatoire, les jeunes doivent faire le choix d’un cursus de formation, qui les mènera à une profession. Certains vivent ce moment avec une vive appréhension.»

Surdose et manque d’ennui. Autre grande source de stress: internet et son débit d’informations. «Aujourd’hui, nous sommes bombardés de news, note le pédopsychiatre Daniel Schechter. Ce grand nombre de stimulations, qu’il s’agisse d’images, de textes ou de vidéos, empêche les enfants de s’arrêter, de réfléchir.» Isabel Pérez pointe les interactions virtuelles comme une potentielle cause d’angoisse.

«Si, un soir, un élève est victime d’insultes sur Facebook (90% des ados sont inscrits sur le réseau social, ndlr), il y a de fortes chances pour qu’il ait du mal à s’endormir et risque d’y penser encore le lendemain matin; et, donc, de ne pas être capable de se concentrer sur son travail.»

Cette sollicitation constante, par les activités ou le web, évince un sentiment pourtant indispensable au développement des jeunes: l’ennui. «Pour se construire, un enfant a besoin de rêver, de flâner», s’accordent à dire les spécialistes interrogés. La sophrologue Monique Masset, qui travaille essentiellement avec des enfants depuis une quinzaine d’années, dit accueillir dans ses séances des élèves toujours plus jeunes.

«Des petits dès 4 ans, souvent envoyés par des enseignants ou des pédiatres, viennent dans le but d’apprendre à s’apaiser, à se reconnecter avec eux-mêmes. Habitués à ce qu’on leur propose constamment une nouvelle activité, quand ils n’ont rien à faire, ils se sentent mal à l’aise.»

Dangers du stress chronique. Doit-on s’inquiéter de la situation? «Une grande partie des enfants et adolescents parvient à surmonter ce stress, rassure le pédopsychiatre Daniel Schechter, qui codirige une étude sur l’impact du stress sur le développement des enfants. Grâce au soutien de leurs proches et à un cadre familial sécurisant, les éventuels symptômes provoqués par le stress (troubles du sommeil, fatigue, irritabilité…) disparaissent. C’est lorsque le stress devient chronique que des conséquences plus importantes peuvent surgir.»

Car le stress peut être dangereux, même si, à bonnes doses, tout être humain en a besoin. Cette poussée d’adrénaline fournit l’énergie nécessaire pour réagir face à une situation (menace, examens, etc.). «Le cortisol, l’une des hormones sécrétées par l’organisme stressé, stimule l’augmentation de glucose sanguin, explique le médecin.

Mais, lorsque le cerveau, plus précisément l’hippocampe, est constamment exposé à cette hormone pendant le développement précoce de l’enfant, certaines de ses structures peuvent être endommagées. Sur le long terme, la démotivation et la fatigue risquent de laisser place à la dépression, à des troubles comportementaux, voire à de l’autodestructivité ou même à des idées suicidaires.»

Importance du contexte familial. Les plus vulnérables sont les jeunes ressentant également des tensions dans leur cadre familial. Notamment quand les , pris dans leurs problèmes (conflits conjugaux, divorce, chômage et emploi stressant…) n’arrivent pas à faire preuve de disponibilité. «Lorsque le père et la mère travaillent – un modèle familial toujours plus fréquent –, les enfants sont souvent seuls à la maison et peuvent avoir des difficultés à trouver des repères stables et rassurants», remarque Thomas Mattig, directeur de Promotion Santé Suisse.

Mère de deux enfants de 6 et 8 ans, Christine, infirmière de formation, raconte avoir beaucoup souffert d’imposer ses propres tensions à ses enfants. «En tant que mère célibataire, je me devais de continuer mon activité. Je confiais mes petits le soir à des copines, à ma mère, à des baby-sitters. Je sentais que la situation n’était pas confortable pour eux. Quand j’ai senti que la plus jeune se renfermait, et parlait très peu, j’ai pris la décision de démissionner et de trouver un emploi dont les horaires correspondaient davantage à ceux de mes enfants.»

Tout allait-il mieux quand les mamans restaient à la maison? «La société a évolué dans ce sens et on ne peut revenir en arrière, poursuit Thomas Mattig. Aujourd’hui, il est important de trouver des solutions, de réfléchir et de mettre en place des mesures adaptées à nos modes de vie, qui permettraient de mieux encadrer la jeune génération en misant par exemple sur la création d’institutions ou d’autres structures qui soulageraient les 

La solution parascolaire? En Suisse, l’amélioration de l’accueil parascolaire est discutée depuis quelque temps. L’une des initiatives saluées en Suisse romande a été prise par la Ville de Lausanne qui, en 1998, a lancé son Apems (Accueil pour enfants en milieux scolaires). Vingt et un établissements, situés dans ou à proximité d’une , accueillent 50% des écoliers lausannois, dès 7 h jusqu’à 18 h 30.

Les responsables disent pouvoir répondre à toutes les demandes. Objectif: offrir un concept socioéducatif à l’ensemble des familles, puisque le tarif dépend du revenu des . «Les enfants sont encadrés lors des repas ou des activités par des professionnels de la petite enfance, explique l’adjointe responsable Claire Attinger. C’est un cadre rassurant, les enfants disent avoir du plaisir à pouvoir s’amuser entre copains.»

Depuis plus de dix ans, Education et Accueil, l’association faîtière suisse des structures d’accueil pour enfants et adolescents en âge scolaire, encourage la création de systèmes à horaire continu. «Le système scolaire continue de fonctionner comme à une époque où la femme restait à la maison pour s’occuper de l’éducation des enfants, déplore la présidente et conseillère nationale socialiste Maria Roth-Bernasconi. Le parascolaire ne doit pas se limiter à du gardiennage, il doit représenter de vrais espaces éducatifs.» Très active en Suisse alémanique, l’association dit rechercher des fonds pour militer du côté romand.

Une étude menée par l’Institut des sciences de l’éducation de Berne affirme que «les enfants fréquentant l’ à horaire continu sont meilleurs en ce qui concerne le développement social et émotionnel», «gèrent mieux le quotidien» et «sont moins nerveux quand ils sont confrontés à une nouvelle situation».

Est-ce que, à l’avenir, des professionnels se chargeront continuellement de l’éducation des plus jeunes? «Ce qui est certain, note Daniel Schechter, c’est qu’un jeune enfant, tout comme un adolescent, a besoin de stabilité et de personnes disponibles pour le rassurer.» Et pour être moins stressé.

COLLABORATION GENEVIÈVE RUIZ, LARGEUR.COM

 

Articles se rapportant au thème

Faites suivre !